C’est seulement à la fin de son exposé sur le style qu’Aristote, dans la Rhétorique, fait men¬tion explicite de l’op¬portunité de son agrément. Mais il le fait à l’intérieur d’une polémique contre les théoriciens qui, à son avis de façon tout à fait superflue, poussent les distinctions des vertus du style jusqu’à dire qu’il doit être aussi agréable et magnifique. Face à cette rationalité aristotélicienne qui privilègie l’aspect cognitif du discours on lit dans l’Orateur de Cicéron que son disciple Théophraste avait donné une tout autre importance à l’agrément du style. Dans cet ouvrage Cicéron, après avoir distingué tria genera dicendi (§§ 20-22), en vient à décrire les traits distinctifs (§§ 75-99). C’est à propos des caractéristiques du style simple qu’on trouve la mention de Théophraste : la langue dans ce cas – dit Cicéron – “sera pure et Latine, l’expression claire et nette ; on sera attentif à ce qui est séant. Il ne manquera qu’une chose, la quatrième de l’énumération de Théophraste dans les mérites du style : l’ornemen¬ta¬tion suave et abondante”. Dans les oeuvres rhétoriques de Cicéron la suavitas paraît être la vertu qui complète la performance ora¬toire: on la trouve, par exemple, mentionnée à côté de la brevitas (inv. 2,6), de la gravitas (inv. 2,49), de la vis et de la copia (de orat. 3,82), de la copia et de la varietas (de orat. 3,121), du lepos (de orat. 3,181); elle peut se référer au discours tout entier, aux effets des différents aspects de son style, à l’orateur lui même ; son but est toujours le plaisir engendré chez les auditeurs, un plaisir qui en capture l’âme et contribue à les persua¬der. Dans la triade des devoirs que Cicéron considère propres à l’orateur éloquent, probare, delectare, flectere, elle est en fait l’instru¬ment du deuxième. Mais dans l’oxymore cicéronien austera suavitas est caché quelque chose qui va au-delà d’un simple précepte stylistique. On y reconnaît le trait caractérisant le perfectus orator. Cicéron, on le sait bien, a lié le plaisir du delectare surtout au style moyen (orat. 69 quot officia oratoris, tot sunt genera dicendi : subtile in probando, modicum in delectando, vehe¬mens in flectendo) et par conséquent il insiste sur la suavitas qui lui est propre : “C’est dans ce genre” – dit-il – “qu’il y a le moins de nerf, mais le plus de charme”, “À celui-ci conviennent tous les ornements de la parole et c’est dans ce type de style qu’il y a le plus de charme”. C’était le style des sophistes, des discours épidictiques, mais Démétrios de Pha¬¬lère en était selon Cicéron le représentant par excellence: ce fut en fait lui qui primus inflexit orationem et eam mollem teneramque reddidit et qui choisit d’ap¬paraître suavis plutôt que gravis, mais suavitate ea, qua perfunderet animos, non qua perfringeret (Brut. 38). Les habitants d’Athènes en étaient en fait charmés, pas inflammés (Brut. 37 delectabat magis Athe¬niensis quam inflammabat). La suavitas propre au delectare est donc une suavitas qui inonde (perfundit) l’âme et la capture sans violence ; c’est le même doux im¬pacte émo¬tif dont Cicéron nous parle dans le Brutus quand il décrit la réponse de la foule ‘inondée par le plaisir’ écoutant le discours d’un summus orator . Nulle autre part qu’ici et dans le passage du De oratore qu’on est en train d’examiner Cicéron distingue différentes formes de suavitas. Mais si à propos de Démétrius il se borne à en mettre en relief le contraste des possibles effets (qua perfunderet - qua perfringeret), dans le discours de Crassus les couples opposés des adjectifs qui la caractérisent servent à exprimer d’une façon tout à fait particulière le contraste entre une qualité (la suavitas austera et solida) ou un vice (la suavitas dulcis atque decocta) de l’orateur qu’il souhaite ornatus et suavis (de orat. 3,103 sit nobis ornatus et suavis orator...). Les expressions sont évidemment mé¬ta¬phoriques, mais quand on décode la métaphore la pensée cicéronienne apparaît absolument cohérente et l’on s’a...

L'austera suavitas de l'orateur (Cic. De orat. 3.103) / L. CALBOLI MONTEFUSCO. - STAMPA. - (2010), pp. 113-129.

L'austera suavitas de l'orateur (Cic. De orat. 3.103)

MONTEFUSCO, LUCIA
2010

Abstract

C’est seulement à la fin de son exposé sur le style qu’Aristote, dans la Rhétorique, fait men¬tion explicite de l’op¬portunité de son agrément. Mais il le fait à l’intérieur d’une polémique contre les théoriciens qui, à son avis de façon tout à fait superflue, poussent les distinctions des vertus du style jusqu’à dire qu’il doit être aussi agréable et magnifique. Face à cette rationalité aristotélicienne qui privilègie l’aspect cognitif du discours on lit dans l’Orateur de Cicéron que son disciple Théophraste avait donné une tout autre importance à l’agrément du style. Dans cet ouvrage Cicéron, après avoir distingué tria genera dicendi (§§ 20-22), en vient à décrire les traits distinctifs (§§ 75-99). C’est à propos des caractéristiques du style simple qu’on trouve la mention de Théophraste : la langue dans ce cas – dit Cicéron – “sera pure et Latine, l’expression claire et nette ; on sera attentif à ce qui est séant. Il ne manquera qu’une chose, la quatrième de l’énumération de Théophraste dans les mérites du style : l’ornemen¬ta¬tion suave et abondante”. Dans les oeuvres rhétoriques de Cicéron la suavitas paraît être la vertu qui complète la performance ora¬toire: on la trouve, par exemple, mentionnée à côté de la brevitas (inv. 2,6), de la gravitas (inv. 2,49), de la vis et de la copia (de orat. 3,82), de la copia et de la varietas (de orat. 3,121), du lepos (de orat. 3,181); elle peut se référer au discours tout entier, aux effets des différents aspects de son style, à l’orateur lui même ; son but est toujours le plaisir engendré chez les auditeurs, un plaisir qui en capture l’âme et contribue à les persua¬der. Dans la triade des devoirs que Cicéron considère propres à l’orateur éloquent, probare, delectare, flectere, elle est en fait l’instru¬ment du deuxième. Mais dans l’oxymore cicéronien austera suavitas est caché quelque chose qui va au-delà d’un simple précepte stylistique. On y reconnaît le trait caractérisant le perfectus orator. Cicéron, on le sait bien, a lié le plaisir du delectare surtout au style moyen (orat. 69 quot officia oratoris, tot sunt genera dicendi : subtile in probando, modicum in delectando, vehe¬mens in flectendo) et par conséquent il insiste sur la suavitas qui lui est propre : “C’est dans ce genre” – dit-il – “qu’il y a le moins de nerf, mais le plus de charme”, “À celui-ci conviennent tous les ornements de la parole et c’est dans ce type de style qu’il y a le plus de charme”. C’était le style des sophistes, des discours épidictiques, mais Démétrios de Pha¬¬lère en était selon Cicéron le représentant par excellence: ce fut en fait lui qui primus inflexit orationem et eam mollem teneramque reddidit et qui choisit d’ap¬paraître suavis plutôt que gravis, mais suavitate ea, qua perfunderet animos, non qua perfringeret (Brut. 38). Les habitants d’Athènes en étaient en fait charmés, pas inflammés (Brut. 37 delectabat magis Athe¬niensis quam inflammabat). La suavitas propre au delectare est donc une suavitas qui inonde (perfundit) l’âme et la capture sans violence ; c’est le même doux im¬pacte émo¬tif dont Cicéron nous parle dans le Brutus quand il décrit la réponse de la foule ‘inondée par le plaisir’ écoutant le discours d’un summus orator . Nulle autre part qu’ici et dans le passage du De oratore qu’on est en train d’examiner Cicéron distingue différentes formes de suavitas. Mais si à propos de Démétrius il se borne à en mettre en relief le contraste des possibles effets (qua perfunderet - qua perfringeret), dans le discours de Crassus les couples opposés des adjectifs qui la caractérisent servent à exprimer d’une façon tout à fait particulière le contraste entre une qualité (la suavitas austera et solida) ou un vice (la suavitas dulcis atque decocta) de l’orateur qu’il souhaite ornatus et suavis (de orat. 3,103 sit nobis ornatus et suavis orator...). Les expressions sont évidemment mé¬ta¬phoriques, mais quand on décode la métaphore la pensée cicéronienne apparaît absolument cohérente et l’on s’a...
2010
Les noms du style dans l'antiquité Gréco-Latine
113
129
L'austera suavitas de l'orateur (Cic. De orat. 3.103) / L. CALBOLI MONTEFUSCO. - STAMPA. - (2010), pp. 113-129.
L. CALBOLI MONTEFUSCO
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